samedi 7 janvier 2012

[Critique] Que mon cœur lâche, de Luc Besson


mylene_farmer_que_mon_coeur_lache.jpg(France,
1992)



Mylène Farmer fait son cinéma chez Phil Siné !

Une amusante vision du paradis introduit le clip « Que mon cœur lâche », dans un prologue décalé où l’on voit
Dieu trôner dans les nuages, apprêté comme un homme d’affaire, un peu blasé et désespéré par les mœurs des hommes sur la Terre, dont il se rend compte en lisant le journal – comme tout le monde
en somme… Il décide alors d’envoyer son meilleur ange sur Terre, afin d’observer à quel point l’humanité semble avoir abîmé le sentiment si pur qu’il a nommé « amour ».

Comme c’était déjà le cas dans la plupart des clips de Mylène Farmer, « Que mon cœur lâche » propose un aspect très narratif lui permettant de raconter une histoire et de prétendre modestement à
une ampleur digne du cinéma. Pourtant, pour la première fois de sa carrière, la chanteuse se fait diriger ici par un autre réalisateur que son mentor et compositeur Laurent Boutonnat : elle fait
appel au cinéaste Luc Besson, qui semble offrir à son univers visuel une nouvelle dimension, peut-être plus lumineuse et surtout moins grave et plus humoristique qu’à l’accoutumée… On y trouve
notamment une ironie des plus décomplexée, via par exemple un zoom sur le videur d’une boîte de nuit appelée judicieusement « Q » (le Q lumineux au-dessus de sa tête se transforme alors en
auréole de Saint au fur et à mesure que le plan se rapproche de son visage) ou l’image d’un Michael Jackson crucifié par une croix tombée du ciel à cause d’un Jésus Christ présenté comme un
gaffeur bien maladroit…

Mais la noirceur propre à la légende farmerienne reste néanmoins de mise, notamment à travers la vision sombre et désespérée de l’amour terrestre à l’heure du Sida et de la société de
consommation… Le clip enchaîne alors les images fortes et métaphoriques : la violence faite aux femmes dans le couple (l’ange incarné par Mylène Farmer se prend littéralement une grosse claque à
son arrivée sur Terre), regards pervers, sexualité « consommée » à la va-vite dans des coins glauques, partouses des corps dans la boîte de nuit quand les exclus du sexe (refusés par le videur à
cause de leur look inadapté ou leur âge trop avancé) doivent se contenter de respirer un gaz appelé « Amour » et générant sous leurs yeux des fantasmes étranges et tordus… On y voit en outre
l’ange se laisser pervertir par les plaisirs et les dépravations terrestres, passant du pur à l’impur à travers son expérience de l’incarnation : elle se met à fumer des cigarettes puis se laisse
entraîner dans le « Q » (littéralement et symboliquement !), attirée soudainement par les vices, le sexe et la drogue, à travers notamment ce fameux gaz à inhaler…

Comme le style Farmer, c’est aussi bien souvent une extrême complexité, l’imaginaire du clip se retrouve alors pétri d’ambiguïtés, de dualités et de paradoxes en tout genre… Si l’ange découvre
une Terre triste et pervertie, on ne peut pas dire non plus que le Ciel soit un modèle de perfection : Jésus est un incapable, le « meilleur ange » de Dieu n’est visiblement pas très bien éduqué
(elle se présente à Dieu un casque sur les oreilles et appuie nonchalamment ses mains sur son bureau), et c’est par une barre de strip-tease que l’on descend des cieux vers la Terre, point de
convergence ambivalent entre les deux mondes… Pour signifier le passage de l’innocence à la perversion de l’ange, de l’amour au sexe ou en d’autres termes de l’eros au thanathos, on assiste à sa
transformation, pour ne pas dire sa déchéance, autant comportementale (une attirance de plus en plus poussée vers le vice) que vestimentaire (d’abord vêtue de blanc, se débarrassant alors d’une
plume noire sur sa tenue, elle s’habillera ensuite en noir, soufflant une dernière plume blanche, ultime vestige de sa pureté originelle).

Par l’ambiguïté du message ainsi véhiculé par le clip, on rejoint alors les paroles d’une chanson à double tranchant : mêlant ensemble le plaisir et la culpabilité, Mylène Farmer demeure évasive
sur sa volonté à l’égard de la sexualité débridée à l’heure du préservatif… A-t-on désenchaîné nos esprits à travers cette libération des mœurs ou s’est-on contenté de détruire l’innocence du
sentiment amoureux ? Les derniers plans dans la boîte de nuit, montrant des corps à corps sous voiles – voile blanc puis noir –, figurent cette frontière entre les corps qu’est le préservatif,
comme s’il fallait se protéger pour laisser libre cours à ses démons… mais la question demeure aussi : faut-il laisser libre cours à ses démons quand on voit la tristesse des corps qu’ils
engendrent ? L’explosion du cœur – qui « lâche » donc au sens propre – à laquelle on assiste signifie finalement tout autant la libération des pulsions et des désirs que la mort elle-même, qu’il
s’agisse d’une mort intérieure (le sentiment ?) ou d’une mort physique (la maladie ?) A la fin, l’ange, devenu ange noir, revient devant Dieu en faisant éclater une bulle de chewing-gum sous ses
yeux : même là-haut, la bulle a éclaté et la contamination a commencé ? Une telle intelligence de l’image donne en outre à penser que Mylène Farmer avait alors peut-être donné l’occasion à Luc
Besson de réaliser ici le meilleur film de sa carrière…

Sélection de clips de Mylène Farmer :
- Tristana, de Laurent Boutonnat
- Pourvu qu’elles soient douces, de Laurent Boutonnat
- Désenchantée, de Laurent Boutonnat
- Que mon cœur lâche, de Luc Besson
- L’instant X, de Marcus Nispel
- California, d’Abel Ferrara
- Je te rends ton amour, de François Hanss
- Optimistique-moi, de Michael Haussman
- C’est une belle journée, de Benoît di Sabatino
- Fuck them all, d’Agustin Villaronga
- Peut-être toi, de Naoko Kusumi
- The Farmer Project, de Bruno Aveillan
- Lonely Lisa, de Roy Raz
- A l'ombre, de Laurent Boutonnat































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4 commentaires:

  1. Quelle brillante analyse du clip, bravo !

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  2. Belle analyse d'un clip plus complexe qu'il n'y paraît, bravo!
    Une première infidélité de Mylène à Boutonnat qui lui a permis de se montrer sous un tout autre jour, avec une légèreté inédite.

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  3. papa tango charlie8 décembre 2012 à 04:31

    Oh Phil, mon "film" préféré de mylène Farmer: je ne me lasse pas de le revoir malgré les références un peu datées. Cette mystèrieuse discothèque exclusive, la transformation d'ange en démon, les
    hallucinations causées par le gaz d'amour, le sexe dans tous ses états, la violence, la religion tournée en dérision... tout ça sur une de ses plus belles chansons, une exclusivité à l'époque de
    l'album dance remixes... toute ma jeunesse ^^

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  4. oui je pourrais dire pareil... je ne l'écoutais d'ailleurs que dans sa version remixe de 8 min, vu que je n'avais pas (encore) le single à côté... ;)

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