mardi 6 janvier 2009

Canine, de Yorgos Lanthimos (Grèce, 2009)




Note :







Avec son titre vampirique, « Canine » est un film mordant et furieusement stimulant ! Par son concept de base d’abord, le réalisateur cherche à nous parler de la famille, par un jeu de métaphores
tout à fait surprenant… Dans une grande maison isolée à la campagne, au lieu tenu secret de tous, des parents élèvent leurs trois enfants en vase clos, à l’abri du monde extérieur. Sauf que
désormais, ces enfants là sont grands et adultes, mais tellement infantilisés qu’ils continuent de se comporter avec une infinie candeur et à poser sur le monde un regard d’ignorance, qui nécessite
bien souvent des explications parentales, comme uniques vecteurs de connaissance. Seul le père a le droit de quitter la résidence pour aller travailler, mais à bord de sa voiture, car on ne peut
pas partir à pieds dans le monde extérieur, ce serait bien sûr beaucoup trop dangereux. Il ramène de temps en temps chez eux Christina, l’agent de sécurité de son entreprise, qui accepte notamment
d’assouvir les besoins sexuels du fils de famille…

On est là dans un système très particulier, qui donne tout pouvoir aux adultes sur les enfants. Ceux-ci édictent toutes les règles de la vie en communauté et se chargent de l’éducation des enfants.
Mais une éducation bien étrange tout de même, qui apprend à ces grands enfants des définitions de mots erronées…Ainsi, le siège sur lequel on s’assoit dans le salon est la mer, les avions qui
passent dans le ciel sont des jouets qui tombent parfois sur la pelouse et les zombies sont des petites fleurs jaunes. Cela provoque toute une série de saynètes décalées, emportant le film dans une
forme de délire absurde : à table par exemple, l’une des filles demandent à sa mère le téléphone et celle-ci tend le bras pour lui faire passer la salière… De plus, quand Christina a le malheur
d’apprendre des mots inconnus à la petite famille, il faut à tout prix en détourner le sens, pour éviter toute contamination du monde extérieur : une « foufoune » devient ainsi une lampe et l’on
peut dire alors que « lorsque l’on éteint la foufoune, la pièce est plongée dans le noir »…

Christina, justement : l’élément extérieur, l’intrus qui vient s’immiscer dans le quotidien de la famille, perdue dans son autarcie foireuse. Progressivement, on va la voir échanger avec les jeunes
adultes de la maison, s’octroyant petit à petit des droits que les parents ne lui permettraient certainement pas : elle offre des cadeaux à l’une des filles en échange d’un coup de langue sur le
vagin, elle veut essayer de nouvelles choses dans ses échanges coïtaux avec le fils, mais celui-ci s’y refuse… Découvrant qu’elle a donné des cassettes vidéos de films hollywoodiens à sa fille, qui
se met à réciter les répliques de ceux-ci par cœur, le père juge alors qu’elle pervertit sa famille et l’interdit de revenir à la maison. Cruelle mais non dénuée d’humour, la punition du père sera
de frapper sa fille à grand coup de cassette vidéo sur la tête et de frapper Christina à grand coup de… magnétoscope ! Autre conséquence du départ de l’intrus perturbateur, présenté en toute
légèreté et presque innocemment : l’une des filles se chargera désormais de soulager son frère sexuellement… Le cinéaste s’attaque ici à l’un des grands tabous de nos sociétés avec une force et une
sidération rarement vues jusqu’alors ! Il filme le garçon nu avec ses deux sœurs, les palpant puis pénétrant l’une d’elle, comme s’il s’agissait d’un jeu, ses acteurs magnifiques conservant ce
regard enfantin et ces gestes de découvreurs perpétuels…

Si les scènes successives de « Canine », remplies d’un humour décalé et absurde, mais aussi d’une violence souvent sourde et dérangeante, nous emmènent très loin au-delà du concevable et de tout
réalisme (l’ensemble nous emporte plutôt clairement vers une forme de poésie perverse et étrange), le cinéaste grec réussit surtout un film formellement impressionnant et novateur ! Plastiquement,
l’objet cinématographique que l’on a devant les yeux est une franche réussite : les plans sont toujours surprenants, les cadrages décalés, la mise en scène froide et éthérée rappelle un Haneke, les
mouvements de caméra sur les corps suggèrent un Lars Von Trier… On en a du coup plein les yeux et l’on pourrait crier au génie si l’on ne sentait pas derrière poindre un peu la vacuité esthétique,
peut-être ? On peut en effet douter du travail de Lanthimos, nous attendrons alors son prochain film avec beaucoup d’impatience… Mais tout cela ne gêne de toute façon nullement la vision
émerveillée (ou scandalisée) que l’on peut avoir de ce film électrochoc (ou simplement choquant) !

Bien plus qu’une fable socio-politique caustique et dérangée, le cinéaste veut donc visiblement nous parler de la famille. Il souligne les dangers d’une éducation exclusive, où seul le père aurait
le pouvoir non seulement de décider pour ses enfants mais aussi de réinventer à leurs yeux l’ordre du monde… N’est-ce pas d’ailleurs ce que font (dans une moindre mesure, évidemment), à peu près
tous les parents en ce monde, avec cette étouffante volonté (parfois secrète et refoulée) de garder leurs enfants auprès d’eux pour toujours ? On assiste d’ailleurs progressivement à l’effondrement
du beau système hermétique inventé par le « pater familias ». Comme le cinéaste joue avec nous (ou se joue de nous ?), par des partis pris volontairement désaxés et un humour absurde, les enfants
et la mère passent leur temps à jouer ou inventer de nouveaux jeux pour jouer encore… L’oisiveté les mène à des actes de plus en plus « dangereux » : les filles s’endorment avec un anesthésique et
la première qui se réveillera aura gagné, des coups de couteaux commencent à se perdre, on frôle à chaque fois des actes très violents, toujours impunis, ou du moins pas punis de la façon qu’on
attendrait… Et puis il y a cette séquence clé, au cours de laquelle apparaît le deuxième intrus du film, au beau milieu du jardin : un chat, tranquillement allongé dans l’herbe. Devant l’inconnu,
les enfants ont d’abord peur, c’est la fameuse peur de l’autre, avant tout par ignorance. Ensuite, téméraire, le garçon s’arme d’une paire de cisailles et se jette sur la bête pour la massacrer. Il
en ressort victorieux et le chat gît bouche ouverte et langue tirée sur la pelouse (gros plan sur le chat, marquant encore l’humour noir bien particulier du film). Après cet incident, le père
décrète que les chats sont des monstres dangereux contre lesquels il faut savoir se défendre : il leur apprend alors à aboyer comme des chiens, animalisant alors toute sa famille, l’abaissant au
rang de bête que seule la violence peut soulager… Impressionnant, encore, et effrayant ! Une règle familiale, enfin, érigée pour empêcher à tout prix les enfants de quitter la maison, stipule qu’un
enfant peut partir dans le monde extérieur lorsque sa canine tombe… Cette règle pousse l’une des filles à se mutiler atrocement à coup d’haltère dans la bouche, afin de se cacher dans le coffre de
la voiture pour sortir de la propriété. Le plan final sur le coffre où elle s’est enfermée, alors que la voiture est désormais dans le monde extérieur, semble nous signifier que la seule façon pour
ces enfants de quitter le nid familial, c’est certes sans canine, mais surtout sans vie, au sens propre comme au figuré…






























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