samedi 18 juin 2011

[Critique] Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick



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Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick (Grande-Bretagne, 1998)



Note :
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Ultime film (et film ultime ?) de Stanley Kubrick, sorti après sa mort et soupçonné d’avoir été remonté « post mortem », « Eyes Wide Shut » n’en demeure pas moins un pur film du maître et
probablement une œuvre majeure du cinéma tout court, en tout point passionnante et exemplaire, pionnière d’une nouvelle modernité ! Déjà en avance sur son temps à la fin des années 90, on
commence tout juste à en comprendre les enjeux, la force et l’ampleur en le revoyant douze ans plus tard… Sans une ride et avec toujours autant de mystères et de fascination !

Ce qui saute instantanément aux yeux dès la première image du film, c’est comme toujours chez Kubrick la force et l’intensité de la mise en scène. Précise et fluide, elle brille ici par
l’utilisation de la lumière et des couleurs… Toutes les scènes ont l’air en permanence inondée d’une lumière artificielle blanche très forte et très crue. Une crudité qui rappelle en premier lieu
la profession du personnage principal, qui est médecin : les corps nus sont présentés de façon quasi anatomiques, étalés comme de la pure chair, dans une atmosphère parfois glacée et aseptisée de
chambre d’hôpital… Une crudité qui rappelle aussi le sexe, mais toujours dans son rapport à la mort : la scène de la morgue, où l’on voit le personnage se pencher sur le corps décédé d’une jeune
femme nue qui incarnait jusque-là le désir pur (elle apparaît notamment comme un corps masqué, donc « sans tête », dans la fameuse séquence de partouse), est de ce point de vue éloquente, toute
en pulsions nécrophiles ! Mais le cinéaste travaille aussi beaucoup les couleurs, en appuyant nettement sur le rouge, la couleur du feu de la passion justement, et de la pulsion de mort, toujours
liée au désir… Mais il y a aussi de nombreux reflets bleus dans l’éclairage, une couleur immédiatement plus glaciale. Kubrick souffle ainsi le chaud et le froid sur des images qui inspirent les
tourments de la passion et du désir…

En racontant les aléas d’un couple, dans lequel l’homme, décontenancé par les aveux d’infidélité fantasmée de sa femme, va passer à travers toutes les perversions sexuelles imaginables (partouse,
prostitution, pédophilie, nécrophilie…), sans pourtant céder à la tentation de tromper son épouse, « Eyes Wide Shut » évoque au fond les jeux de l’amour et du hasard… Kubrick semble d’ailleurs
beaucoup s’amuser à suivre son « héros » s’enfoncer dans les ténèbres de la dépravation. On notera par exemple qu’il croise une prostituée nommée « Domino », qui est aussi le nom d’un jeu de
société, ou encore que le mot de passe pour accéder à une orgie monumentale est « Fidelio », qui est le titre d’un opéra de Beethoven mais qui signifie aussi « fidèle » en italien ! Cette
séquence d’une vingtaine de minutes se retrouve en outre placée à l’exacte moitié du film, comme une récréation ludique… Plus anecdotique, on observe que le cinéaste joue également avec une
vieille rumeur sur l’homosexualité prétendue de Tom Cruise : son personnage est effectivement tour à tour victime d’une agression homophobe par une bande de jeunes qui le prend pour un
homosexuel, puis dragué lourdement par un réceptionniste maniéré et explicitement gay… Sans compter que le jeu finit par se confondre avec l’essence même du film, qui pose sans cesse la question
du rêve et de la réalité : le spectateur est constamment laissé sur le fil et se demande en permanence si tout ce que vit le personnage principal est bel et bien vrai… Les paroles sibyllines de
Nicole Kidman à la fin du film achèvent de laisser planer l’incertitude, tout comme le titre du film (« Les yeux grands fermés ») ou celui du roman d’Arthur Schnitzler dont est il est tiré («
Traumnovelle » ou « La nouvelle rêvée »).

Tout s’achève par une forme de déclaration d’amour, aussi extraordinaire qu’ambiguë : le couple se retrouve enfin et se dit qu’il s’aime, et la femme dit que puisqu’ils s’aiment il ne reste plus
qu’une seule chose à faire, c’est « baiser » ! Cela peut surprendre sur le moment, mais pour Kubrick le cérébral, quoi de plus logique au fond que l’amour ne soit réduit qu’à sa réalité le plus
concrète : l’attraction des corps… Et si le réalisateur en dit long sur le couple et ses égarements universels (même ne serait-ce qu’en rêves ou en fantasmes), à travers d’ailleurs un couple
presque mythique en son temps et qu’il n’hésite pas à égratigner habilement (Tom Cruise et Nicole Kidman), il en dit encore plus long sur l’intimité et le fonctionnement intérieur de chacun, en
plongeant parfois dans des abîmes de notre être où nous n’osons pas nous aventurer nous-mêmes ! Laissons d’ailleurs le mot de la fin à Kubrick en personne, qui parlait de l’auteur du texte en ces
termes : "Je considère les pièces de Schnitzler comme des chefs-d’œuvre d'écriture dramatique. Rares sont les auteurs qui ont mieux compris la manière de penser, d'agir et d'être des gens. Et
qui, en même temps, ont eu une vision globale des choses - une vision bienveillante, quoique un brin cynique."



 



Mise en perspective :



- Exposition : Kubrick à brac ! (à la Cinémathèque française)



- Les sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick



- Lolita, de Stanley Kubrick



- Shining, de Stanley Kubrick































  • Plus










7 commentaires:

  1. A chaque fois que je le vois, j'ai le même sentiment à la fois d'attirance, de dégoût et de frayeur. C'est étonnant comme ce film peut suscité d'émotions, déranger, interroger. Ah, ce bon vieux
    Stanley...

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  2. Elle est solide ton interprétation du film! Je vous une certaine fascination au film que je n'ai pourtant pas visionné une seconde fois.


     


    Ber

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  3. Pas vu et je dois dire qu'avant de lire ton billet, je n'étais pas spécialement préssé de voir ce film, bien que j'adore Stanley Kubrick. Mais là, tu m'as donné une furieuse envie d'acheter le
    film et de m'y plonger la tête la premiére. Merci !

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  4. Conspué par une bonne partie de la critique et aussi par une frange d'admirateurs frustrés de Kubrick, le film se décante avec les années et revêt la bure opalescente qui fait la dignité les
    chef d'oeuvres. On a beaucoup moqué ces scènes de château, fantasme sadien aux atours un peu kitschs sans voir qu'ils participent à l'univers baroque d'un visonnaire à l'oeuvre labyrinthique. Les
    égarements de Tom Cruise dans ce New York "rêvé", sorti comme d'un chapeau d'une nouvelle de Schnitzler par ce grand illusionniste qu'était Kubrick, renvoient à "la ronde" de ses premières
    amours cinématographiques, celle d'Ophüls à qui il dédia les travellings de "paths of glory". Kubrick boucle la boucle grâce à ce film dont l'intelligence n'est nullement artificielle !

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  5. J'avais 18 ans quand il est sorti, en pleine transition cinéphile dans ma vie de spectateur, et je suis allé le voir deux fois en salles, bouche bée devant un tel chef d'oeuvre^^

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  6. Après avoir lu le livre dont ce film est l'adaptation, même si je l'aime encore, rien à faire, "Eyes Wide Shut" me paraît plus "grossier". Pas parce qu'il n'est pas fidèle au livre ou autre (au
    contraire, c'est une belle transposition à notre époque), mais parce que les réflexions du livre étaient si fines et délicates que la manière dont le film les amène m'a semblée plus "lourde"
    après coup.

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  7. si seulement je lisais encore un peu entre deux séances de ciné... ;)

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