dimanche 6 avril 2014

[Critique] Eastern Boys, de Robin Campillo


eastern_boys.jpgEastern Boys



de Robin Campillo



(France, 2013)



Sortie le 2 avril 2014




star.gif

star.gif

star.gif

star.gif


Une succession de plans observe une bande de jeunes gens de l’Est investir la Gare du Nord à Paris. On assiste un peu au regard d’une caméra de surveillance qui jetterait en permanence la
suspicion sur ces individus « étrangers », bien qu’ils ne font qu’errer, certes en « meute », parmi les riverains d’une gare européenne… Les agents de la sûreté et les véhicules de police rodent
autour d’eux, comme impuissants face à des êtres qui paraissent les narguer… Rien que ces quelques plans, précis et sans parole (ou alors celle, incompréhensible pour nous, de ces gens « désignés
» par la caméra), sidèrent…

La sidération se poursuit d’ailleurs dès la scène suivante, dans l’appartement spacieux d’un homme de 40 ans qui a visiblement « réussi sa vie » sur la plan matériel… Il s’agit de Daniel, que
l’on a vu à la gare du Nord prendre rendez-vous avec Marek, un jeune ukrainien, pour une passe le lendemain chez lui… Il l’attend. Sauf qu’un garçon bien plus jeune débarque, suivi bientôt par
toute la bande de la gare… Daniel reste là, sans rien faire ou si peu, assistant mi-sidéré mi-fasciné au pillage complet de son appartement, allant même jusqu’à faire la fête avec ses «
cambrioleurs ». Pourquoi n’appelle-t-il pas la police ? Pourquoi ne prend-t-il pas la fuite ? Mystère… La scène dure, constamment sur un fil, avec cette incertitude du dénouement des choses… Un
véritable coup de force dans un film qui regorge justement de scènes sur la brèche, aussi fines que vertigineusement ambiguës. Le réalisateur voulait mettre en scène « la menace comme une
promesse », et la suite de l’histoire nous en donne bien la preuve…

« Eastern Boys » est un film qui pose des questions plus qu’il n’y répond… La question d’un choc culturel et sociétal entre des peuples notamment, qui sous-tend d’autres questions connexes sur le
matérialisme et la communication… Daniel se laisse déposséder de ses biens mais reste aussi fasciné par le corps, jeune et désirable, de Marek, qui finira d’ailleurs par revenir chez lui pour
cette fois faire la passe initialement promise… Rien n’est clair dans la relation qui naît alors entre eux : Daniel abuse-t-il de la misère de ce jeune homme ou cherche-t-il à l’aider ? Marek ne
vient-il chez Daniel que pour l’argent que peu générer le don de son corps ou espère-t-il autre chose ?

Le cinéma de Robin Campillo est un cinéma à l’intelligence rare : il avance étrangement, sans rien appuyer, sans rien affirmer, et finit par explorer avec une finesse bluffante et parfois une
perspective entièrement nouvelle des thématiques complexes… La question du rapport que l’on entretient avec ces immigrés clandestins qui hantent nos rues est présentée avec une force rare avec la
confrontation directe de Daniel à cette bande composée de russes, tchétchènes et ukrainiens… L’inquiétude et la peur se mêle à la compassion, le soupçon permanent cherche à se transformer en
confiance… Quand Marek devient Rouslan (son véritable nom) et qu’il révèle les atrocités qui ont parcouru sa vie jusqu’à son arrivée en France, quelque chose se passe en Daniel, comme un
glissement qui change aussi la relation qu’il entretient avec le jeune homme. Le cinéaste explique ainsi son sentiment à ce sujet : « Marek utilise la prostitution pour se rapprocher de Daniel.
Mais même dans les moments de tendresse, il y a toujours un rapport piégé. A mes yeux, le côté marchand est présent tant que Daniel ne sait rien de lui. A partir du moment où il connaît le passé
de Marek, les épreuves qu’il a traversées, les choses entre eux se redéfinissent. Il était objet, il est devenu sujet. La question du contrôle de l’action se pose alors à nouveau ; pour les
personnages, comme pour moi. Je me suis surpris à filmer mon propre malaise. Et je me suis dit que, au fond, si tous ces garçons de l’Est avaient leurs sentiments et leurs histoires tatoués sur
le corps, ce serait certainement moins facile de les toucher. »

La construction du film, audacieuse, étonne et laisse entrevoir en « Eastern Boys » un très grand film d’auteur ! Le genre évolue en fonction des chapitres « titrés » qui découpe le long métrage,
augmentant le pouvoir de fascination d’un film qui ne cherche pourtant jamais à séduire… Campillo a en réalité surtout la pertinence de ne jamais prendre le spectateur par la main en lui offrant
une morale tout faite : il préfère le confronter à ses peurs (la peur de l’autre notamment), à ses malaises et à sa solitude, en distillant ici et là des possibilités de réponses… Personne n’est
blanc ou noir dans « Eastern Boys », il n’y a ni gentils ni méchants, simplement des vies brisées ou mal vécue, qui méritent parfois qu’on les fasse renaître… Cela peut passer par l’intrusion de
Marek dans la vie de Daniel, soit par la rencontre de deux êtres qui n’auraient jamais du tomber l’un sur l’autre… L’évolution de leurs rapports au fil du film est phénoménale et incroyable : de
la pute à l’enfant pour l’un, de l’amant au père pour l’autre, des cheminements qui questionnent mine de rien profondément les débats sociétaux contemporains… Le réalisateur explique lui-même :
"Je suis stupéfait depuis les débats sur le Pacs et plus récemment sur le mariage gay qu’il y ait des législateurs qui pensent que les homosexuels n’auront pas d’enfant si on ne leur en donne pas
le droit. Qu’il suffirait de ne pas le reconnaître pour faire que cela n’existe pas. L’Etat ne peut pas décider de ce que les gens ressentent, de ce qui fait profondément les liens entre les
personnes. La loi ne fait qu’encadrer des situations, elle ne décide pas de notre réalité, de nos fictions."

Avec une fausse simplicité, « Eastern Boys » nous donne ainsi à voir le monde avec une multitude de points de vue qui nous empêche de trancher clairement les choses. Le film de Robin Campillo
bouscule et déstabilise constamment, et nous porte sans cesse là où on ne l’attend pas… Peut-être pas un film aimable, mais très sûrement un film admirable, brillant, novateur et surtout
stimulant !































  • Plus










2 commentaires:

  1. Ton enthousiasme pour ce film m'a poussé à aller le voir juste à temps hier soir (c'était la dernière diffusion!) et j'ai bien fait, merci! ;)
    Une vraie claque que ce film en 4 temps, où se conjuguent émotion, brutalité, sensualité et suspense... Un mélange des genres audacieux et réussi, sans manichéisme, entre l'intime (le
    couple, la solitude, la rédemption) et le collectif (les enjeux sociaux, politiques, humains). Brillant!

    RépondreSupprimer
  2. cool que tu aies pu le voir ! je suis toujours content d'apprendre que j'incite des gens à aller voir un film aussi remarquable... content que ça t'ait plu qui plus est !

    RépondreSupprimer